Chapitre 61
Richard prit chaque garçon par le bras.
— Ralentissez…, souffla-t-il. Vous savez bien que je dois passer le premier.
Kipp et Hersh soupirèrent, agacés. Le Sourcier jeta un coup d’œil dans le couloir qu’ils allaient emprunter puis poussa ses deux compagnons contre le mur. Dans leurs poches, les grenouilles se débattaient furieusement.
— Ce n’est pas un jeu, les gars ! Je vous ai choisis parce que vous êtes les meilleurs. Restez ici, le dos contre la cloison, et comptez jusqu’à cinquante. Surtout, ne passez pas le bout du nez dans l’autre couloir avant d’en être arrivés là. Mon succès dépend de vous.
— Tu as sélectionné les bons types, dit Kipp. On va les faire sortir de là…
— Peut-être, mais ce ne sont pas des gamineries, cette fois. Vous risquez d’avoir de gros ennuis. Sûrs de vouloir continuer, les amis ?
Kipp mit les mains dans ses poches, tâtant les grenouilles en expert.
— Tu ne t’es pas trompé d’alliés, Richard. On veut le faire, et on peut le faire.
Les deux garçons étaient excités comme des poux. Logique, puisqu’ils n’avaient jamais pu tromper la vigilance des gardes. Ravis de s’aventurer en territoire inconnu, ils ne mesuraient pas le danger. Richard le savait et détestait les utiliser ainsi, mais il n’avait pas eu d’autre idée.
— Alors, commencez à compter.
Richard s’engagea dans le couloir, sa cape ouverte. Quand il eut atteint la bonne porte, il se plaqua contre le mur de marbre opposé, ferma le vêtement et tira la capuche sur son crâne.
Il ne bougea plus, devenu parfaitement invisible.
Les garçons firent irruption dans le couloir en beuglant comme des possédés. Ils s’arrêtèrent devant la double porte et regardèrent autour d’eux. Ne voyant pas Richard, ils se demandaient où il se cachait.
Selon leurs instructions, ils ouvrirent la porte, sortirent les grenouilles de leurs poches et les lancèrent dans la pièce en riant aux éclats.
Les deux sœurs ne furent pas longtemps paralysées par la surprise. Elles jaillirent de derrière leurs bureaux, l’une ramassant une badine au passage.
Kipp et Hersh libérèrent leurs dernières grenouilles puis détalèrent en criant :
— Vous ne nous attraperez pas ! Vous ne nous attraperez pas !
Ulicia et Finella s’arrêtèrent sur le seuil de la porte. Quand elles avancèrent pour regarder à droite et à gauche, elles frôlèrent le Sourcier, qui retint son souffle.
Apercevant les garçons, chacun à une extrémité du couloir, les sœurs tendirent les mains. Des tableaux se décrochèrent des murs, percutés par des éclairs, mais les deux garnements s’en sortirent indemnes. Furieuses, Ulicia et Finella se séparèrent, chacune lancée à la poursuite d’une proie.
Richard attendit qu’elles soient hors de vue pour s’écarter du mur. Dès qu’il relâcha sa concentration, la cape redevint noire. Il se demanda, vaguement amusé, comment aurait réagi un passant en le voyant se « matérialiser » ainsi.
L’antichambre était déserte. Devant la porte, entre les bureaux, l’air étincelait légèrement. Richard le testa du bout des doigts. Il semblait plus épais, mais pas plus dangereux que ça…
Le Sourcier traversa le bouclier et ouvrit la porte. La pièce aux murs richement lambrissés où il entra, beaucoup plus petite que ses appartements, était chichement éclairée par trois bougies. Au centre trônait un bureau en noyer couvert de documents et de livres. Sur les deux murs latéraux, de hautes bibliothèques croulaient sous le poids de grimoires et de quelques étranges artefacts.
Debout sur une chaise, une vieille domestique en robe grise époussetait consciencieusement une étagère.
Elle se retourna, surprise, et lança :
— Que faites-vous là ?
— Désolé de vous avoir effrayée, ma dame. Je voudrais voir la Dame Abbesse. Elle est ici ?
La femme tenta de descendre de son perchoir, le pied mal assuré. Richard lui tendit une main. Ravie de l’attention, elle écarta coquettement une mèche de cheveux gris de son front. Le reste de sa chevelure était noué en queue-de-cheval, remarqua le Sourcier.
Une fois qu’elle fut sur le sol, Richard nota que le sommet du crâne de la femme arrivait à peine au creux de son estomac. Elle était plus large que haute, comme si un géant, jadis, avait appuyé sur sa tète pour la faire rapetisser d’un bon pied.
— Les sœurs Ulicia et Finella t’ont laissé entrer, jeune homme ?
— Non… Elles avaient dû… hum… sortir d’urgence.
— Mais le bouclier, devant la porte…
— Excusez-moi, coupa Richard, mais je voudrais parler à la Dame Abbesse. (Au bout de la pièce, il avisa une autre porte qui donnait sur une cour intérieure.) Est-elle ici ?
— Tu as un rendez-vous, mon garçon ?
— Non. J’essaie d’en obtenir un depuis des jours. Les sœurs refusant de coopérer, j’ai dû improviser une solution.
— Je vois… Mais il faut avoir un rendez-vous… Désolée, c’est le règlement.
Richard se dirigea vers la porte intérieure. Sa patience mise à rude épreuve, il s’efforça de parler calmement, pour ne pas brusquer la vieille femme.
— Si je ne vois pas la Dame Abbesse, nous risquons tous d’avoir rendez- vous avec le Gardien.
— Vraiment ? fit la servante en fronçant les sourcils. Le Gardien, rien que ça ? Tu m’en diras tant…
Richard s’arrêta et fit volte-face.
— Vous êtes la Dame Abbesse, n’est-ce pas ?
— Oui, Richard, répondit la fausse domestique. Je crois bien que c’est mon titre…
— Et vous savez qui je suis ?
— Bien sûr !
— Alors, c’est vous qui dirigez le palais ?
— D’après ce que j’ai entendu, on dirait que tu as pris ma place. Un mois que tu es là, et la moitié des gens sont devenus tes marionnettes. Je pensais te demander un rendez-vous, vois-tu…
— Eh bien, je vous l’aurais accordé, assura Richard.
— J’étais impatiente de te connaître… (La Dame Abbesse tapota le bras de son visiteur.) À partir d’aujourd’hui, tu pourras venir me voir quand ça te chantera.
— Alors, pourquoi ne pas m’avoir reçu plus tôt ?
— C’était une épreuve, mon garçon. Et je suis impressionnée par ton succès. Je croyais qu’il te faudrait six mois de plus. Au moins.
La porte s’ouvrit soudain à la volée. Soulevé du sol, et tiré en arrière par son collier, Richard alla s’écraser contre un mur. Le souffle coupé, il vit Ulicia et Finella campées sur le seuil, l’air pas commode.
— Allons, allons…, dit la Dame Abbesse. Mes sœurs, arrêtez vos bêtises et laissez ce garçon tranquille.
Dès qu’il fut retombé sur le sol, Richard foudroya du regard les deux cerbères.
— C’est moi qui ai entraîné Kipp et Hersh dans cette aventure. Si vous voulez vous venger, ne le faites pas sur eux. Et s’il leur arrive des misères, vous en répondrez devant moi.
— Leur punition est déjà décidée, dit Ulicia en avançant. Pour cette fois, ils recevront simplement une bonne leçon. (Elle brandir sa badine vers Richard.) À ta place, je m’inquiéterais plutôt de ce qui t’attend, toi, mon garçon…
— Sœur Ulicia, intervint la Darne Abbesse, vous avez raison. Une punition s’impose. (La sœur-cerbère jubila.) Mais c’est vous qui la recevrez.
— Dame Abbesse Annalina ! s’étrangla Ulicia.
— N’avais-je pas spécifié que Richard ne devait pas entrer ici ?
— Oui, Dame Abbesse Annalina ! firent en chœur les deux sœurs.
— Et n’est-il pas dans mon bureau ?
— Mais…, souffla Ulicia. Nous avions laissé un bouclier. Il n’aurait pas dû…
— Pas dû ? coupa Annalina. Pourtant, il est debout devant moi ! Ou ai-je la berlue, mes sœurs ?
— Non, Dame Abbesse…
— Et vous comptiez reprendre vos postes, après un échec pareil, faire comme si de rien n’était, et punir ceux qui ont démontré votre incompétence ? Eh bien, pour la peine, c’est vous qui écoperez des punitions prévues pour les deux garçons.
Les sœurs blêmirent.
— Dame Abbesse, gémit Finella, vous ne pouvez pas infliger ça à des sœurs…
— Vraiment ? Qu’aviez-vous en tête ?
— Une bastonnade cul nul, en public, demain matin après le petit déjeuner.
— Excellente idée. Mais vous prendrez leur place.
— Dame Abbesse, souffla Ulicia, nous sommes des Sœurs de la Lumière. Ce serait trop offensant.
— Une leçon d’humilité n’a jamais fait de mal à personne. Devant le Créateur, nous sommes tous de petits enfants. Pour votre échec, vous recevrez le bâton à la place des deux garçons.
— Et si nous refusons ? demanda Ulicia en redressant le menton.
— J’en déduirai que vous n’êtes plus dignes de confiance, et que vous ne désirez plus être des Sœurs de la Lumière.
Les deux cerbères s’inclinèrent… humblement. Quand elles furent sorties, Richard leva un sourcil à l’intention de la vieille femme.
— J’espère ne jamais être sur la liste de vos ennemis, Dame Abbesse Annalina.
— Je t’en prie, appelle-moi Anna, comme toutes mes vieilles connaissances.
— J’en serais honoré, Dame Abbesse. Mais je ne suis pas une de vos vieilles connaissances.
— Vraiment ? Quel garçon bien informé tu fais ! Aucune importance, appelle-moi quand même Anna. Sais-tu pourquoi j’ai puni ces deux idiotes ? Parce que tu as assumé la responsabilité de tes actes. Elles n’ont pas saisi que c’était crucial. Tu apprends à être un sorcier.
— Que voulez-vous dire ?
— Tu sais qu’il est dangereux d’énerver ces femmes, n’est-ce pas ? (Richard hocha la tête.) Pourtant, tu t’es servi des deux garçons, en sachant qu’ils risquaient d’y laisser des plumes.
— C’est vrai. Hélas, je n’avais pas d’autre solution, et je devais vous voir.
— Le fardeau du sorcier… C’est le nom officiel de la chose… Utiliser les gens. Un sorcier avisé sait qu’il ne peut pas tout faire seul. Quand c’est important, il doit se servir des autres. Même si ça risque de leur coûter la vie. C’est une aptitude rare, et essentielle pour un sorcier. Comme pour une Dame Abbesse, je le crains…
— Anna, nous devons parler. C’est très urgent.
— Vraiment ? Allons nous promener dans mon jardin, que tu puisses m’entretenir de ton affaire si… urgente.
Ils sortirent dans un jardin intérieur dont la beauté, en d’autres temps, aurait fasciné Richard. Ce jour-là, il ne la remarqua pas. Depuis sa conversation avec Warren, il avait à peine mangé et dormi. Si le Gardien s’échappait de sa prison, tout le monde serait fichu, y compris Kahlan. Le Sourcier devait faire quelque chose.
— Anna, l’univers des vivants est en danger. J’ai besoin de votre aide. Il faut me retirer ce collier pour que je puisse intervenir.
— Je suis là pour t’aider, Richard. Quelle est la menace ?
— Le Gardien.
— Celui Qui N’A Pas De Nom, corrigea la Dame Abbesse.
— Quelle différence ça fait ? demanda Richard.
— Prononcer son vrai nom attire son attention.
— Anna, ce n’est qu’un mot… Le sens importe, pas la combinaison de lettres qu’on utilise. Quand vous l’appelez Celui Qui N’A Pas De Nom, le croyez-vous assez bête pour ignorer que vous parlez de lui ? Seuls les imbéciles prennent leurs ennemis pour des idiots. Et vous êtes très intelligente.
— Voilà longtemps que j’attends ça ! jubila la Dame Abbesse. Enfin quelqu’un qui s’en aperçoit !
— Qu’est-ce que le « caillou dans la mare » ? demanda Richard alors qu’ils s’arrêtaient, justement, devant une petite étendue d’eau.
— Tu en es un, Richard…
— Parce qu’il y en a plusieurs ?
Un petit caillou lévita dans les airs et vint se poser sur la paume d’Annalina.
— Chacun de nous a un effet sur les autres. Certains inspirent à leurs compagnons le désir de faire de grandes choses. D’autres les entraînent vers le crime… L’influence de ceux qui ont le don est très supérieure à la moyenne. Plus fort est le Han, plus l’effet est puissant.
— Quel rapport avec moi ? Et avec un caillou dans la mare ?
— Tu vois les canards qui flottent sur cette eau ? Imagine que ce sont les gens, dans le monde, et que tu es ce caillou. (Elle jeta la petite pierre dans la mare.) Tu vois ce qui arrive ? Les rides, dans l’eau, affectent tout le monde. Et sans toi, l’onde serait restée lisse comme de l’huile.
— Les autres nagent sur ces ondulations… Mais le caillou coule à pic.
— N’oublie jamais ça, fit la Dame Abbesse avec un sourire sans joie.
— Anna, je crois que vous me surestimez. Après tout, vous ne savez rien de moi.
— Tu te trompes peut-être, mon enfant… Mais parle-moi de tes soucis, avec ce Gardien.
— Il faut agir, car il risque de s’évader. On a ouvert une des boîtes d’Orden, et le portail est béant. De plus, la Pierre des Larmes est dans notre monde. Je dois intervenir…
— Bien sûr… N’importe qu’elle sœur peut te plaquer contre un mur sans y penser, et tu veux affronter le Gardien en personne ?
— Mais on ne peut pas ne rien faire !
— Je vois que tu as parlé avec Warren… Un brillant jeune homme, en vérité. Mais qui a encore besoin d’être guidé… (Annalina saisit délicatement la branche d’un arbuste.) Il a étudié tous ces livres et il les adore. Je parie qu’il les connaît jusqu’à la dernière virgule…
Annalina examina soigneusement une fleur, sur la branche. En la regardant faire, à la lueur du clair de lune, il vint à l’esprit de Richard qu’il avait peut-être surestimé sa propre intelligence. Et celle de Warren.
— Alors, que pensez-vous au sujet du Gardien ? Et de la Pierre des Larmes ?
La Dame Abbesse prit le Sourcier par le bras et recommença à flâner dans le superbe jardin.
— Si le portail est ouvert, la Pierre des Larmes étant dans notre monde, pourquoi le Gardien ne nous a-t-il pas déjà sous sa coupe ?
— Qui vous dit que ça ne va pas se produire d’un instant à l’autre ?
— Tu penses qu’il n’a pas fini de dîner ? Après le dessert, il s’essuiera le menton, fera son petit rot, et viendra avaler notre monde ? Alors, tu veux fermer le portail avant qu’il retire sa serviette de son cou ? Crois-tu que les univers qui nous entourent fonctionnent exactement comme le nôtre ?
Richard se passa nerveusement une main dans les cheveux.
— Je ne sais rien de tout ça, mais Warren a dit…
— Il ne sait pas tout, Richard. C’est un étudiant doué pour les prophéties, mais il lui reste beaucoup à apprendre.
» Sais-tu pourquoi nous gardons ces textes dans les catacombes, à l’abri des profanes ? Eh bien, à cause du type de conversation que nous avons. Les prophéties sont dangereuses pour les esprits non initiés. Et parfois, même pour ceux qui le sont. Il existe beaucoup plus de choses que celles que tu vois, Richard. Sinon, Le Gardien nous aurait déjà eus.
— Selon vous, nous ne sommes pas en danger ?
— Nous le sommes toujours, mon enfant. Et nous le resterons tant qu’il y aura un monde des vivants. Car toute vie peut être fauchée par la mort. (Annalina tapota de nouveau le bras du jeune homme.) Tu es une personne importante qui figure dans une prophétie. Mais si tu agis sans réfléchir, ça causera plus de mal que de bien. La Pierre des Larmes, même si elle est dans ce monde, ne permet pas, toute seule, au Gardien de franchir le portail. Elle n’est qu’un outil, Richard !
— J’espère que vous avez raison…
— Comment va ta mère ? demanda abruptement la Dame Abbesse.
— Elle est morte quand j’étais enfant… Dans un incendie.
— Je suis navrée, Richard. Et ton père ?
— Lequel ?
— Celui qui t’a adopté. George Cypher.
— Il a été tué par Darken Rahl. Mais comment savez-vous, au sujet de George ?
Annalina le gratifia du regard sans âge qu’il avait remarqué chez d’autres femmes : Adie, Shota, sœur Verna, Du Chaillu et Kahlan.
— Je suis navrée, Richard… j’ignorais que George était mort. C’était un sacré bonhomme !
Le Sourcier s’immobilisa, frappé par une idée.
— C’est grâce à vous qu’il a obtenu le livre !
Il n’en dit pas plus, espérant inciter Annalina à combler les lacunes de son raisonnement.
— Tu as peur de prononcer le titre à voix haute, mon garçon ? Parlerais-tu du Grimoire des Ombres Recensées ? (La Dame Abbesse désigna un banc de pierre.) Assieds-toi, mon pauvre petit, avant de te retrouver le cul par terre.
Richard obéit et elle prit place à côté de lui.
— C’est vous qui avez donné le livre à mon père ?
— En fait, je l’ai aidé à se le procurer. Richard, je t’ai dit que nous sommes de vieilles connaissances. Bien sûr, la dernière fois que je t’ai vu, tu suçais encore ton pouce. Ce qui est normal, pour un bébé de quelques mois… (La vieille femme eut un sourire mélancolique.) Si ta mère pouvait te voir… À l’époque, elle était déjà si fière de toi ! À l’entendre, tu étais la bénédiction qui compensait une malédiction. Tu sais, Richard, la notion de compensation – ou d’équilibre, si tu préfères – est essentielle dans le monde des vivants. Tu es le fils de l’équilibre, et c’est pour ça que je mise tant sur toi.
— Je ne comprends toujours pas pourquoi…, avoua Richard.
— Parce que tu es un caillou dans la mare. Il y a plus de trois mille ans, les sorciers contrôlaient la Magie Soustractive. Depuis, aucun n’est venu au monde avec ce don-là. Nous avons espéré en vain, jusqu’à ces derniers temps. Quelques sorciers ont eu la vocation pour cette magie, mais jamais le don. Toi, tu l’as, Richard, et pour les deux variantes !
— Quoi ? Vous êtes cinglée ! cria le Sourcier en se levant d’un bond.
— Assieds-toi !
Vaincu par le pouvoir serein de la voix d’Annalina – et par sa présence imposante –, le jeune homme obéit. Pour une raison inconnue, il se sentait soudain tout petit face à la vieille femme. Elle n’avait pas grandi d’un pouce, pourtant, il aurait juré qu’elle le toisait de haut.
— À présent, écoute-moi ! Tu me causes beaucoup de problèmes, comme un taureau qui abat les clôtures et piétine les récoltes. L’enjeu est trop élevé pour te laisser foncer tête baissée. Je sais, tu crois bien agir, mais un taureau fou le pense aussi. Ton vrai handicap, c’est le manque de connaissances. Alors, je vais faire ton éducation.
» Même si tu commenceras par nier certaines de mes révélations, tu devrais vite changer d’avis. Sinon, tu risques de porter ce collier pendant longtemps. Car il ne s’ouvrira pas tant que tu n’accepteras pas la vérité.
— On m’a dit que les sœurs retiraient elles-mêmes le Rada’Han…
L’éclair qui passa dans les yeux de la Dame Abbesse fit regretter à Richard d’avoir ouvert la bouche. Pour un peu, il aurait volontiers changé de place avec les deux sœurs promises à une fessée en public.
— Quand tu te seras accepté toi-même, avec tes capacités et ton véritable pouvoir, le collier s’ouvrira. Pas avant. Tu l’as mis toi-même autour de ton cou, et nous n’avons pas le pouvoir de l’enlever sans ton aide. Sans l’assistance de ton don, pour être précise. Pour y arriver, tu devras apprendre à te regarder en face…
» Avant tout, tu dois en savoir plus sur le Gardien, le Créateur, et la nature de notre monde. Ton problème, comme Warren, c’est que tu tentes de comprendre les autres mondes selon les règles du nôtre.
» Le bien et le mal – le Créateur et le Gardien – sont issus du chaos, qui s’est divisé en deux forces opposées. Même s’ils se détestent, ils sont interdépendants et ne peuvent pas exister l’un sans l’autre. Ils s’inter-définissent, comprends-tu ? Notre combat, dans ce monde, est de maintenir l’équilibre.
Richard ne dit rien, mais ne put s’empêcher de faire la moue.
— Le Créateur est la source et l’âme de la vie qui s’épanouit dans notre monde. Mais sans le Gardien, sans la mort, la vie ne serait pas possible. Car elle serait éternelle…
» Peux-tu imaginer un univers où personne ne mourrait ? Où chaque bébé vivrait à jamais ? Où les plantes ne se flétriraient pas ? Tous les arbres seraient indestructibles et la moindre graine donnerait naissance à un géant immortel…
» Qu’arriverait-il, selon toi ? Comment mangerions-nous, sans pouvoir abattre un animal ni cueillir un fruit ? Aimerais-tu connaître une éternité de famine ? Le monde des vivants, consumé par le chaos, finirait par s’autodétruire.
» La mort – ou le royaume des morts, si tu préfères – est éternelle. Tu y penses selon les critères de la vie, par essence éphémère. Mais dans l’éternité, le temps n’a aucune réalité. Pour le Gardien, une seconde ou un an, cela ne veut rien dire.
» À travers ceux qui le servent dans ce monde, il peut appréhender le temps. C’est leur sentiment d’urgence qui le pousse à se battre. Pour réussir, il a besoin des vivants. Donc, il leur fait des promesses mirobolantes et eux ont soif de le voir triompher.
— Alors, quel rôle jouent les vivants dans tout ça ?
— Nous divisons et définissons le chaos, au moyen de l’ordre, et nous maintenons la séparation : la lumière et l’obscurité, l’amour et la haine, le bien et le mal. Nous sommes le vecteur de l’équilibre.
» Compare-nous aux canards qui nagent dans cette mare. L’air, au-dessus de leurs tètes, est le Créateur. L’eau, sous leurs ventres, est le Gardien. Les âmes des vivants, nées du Créateur, s’épanouissent en ce monde. Après la fin, elles sombrent dans les profondeurs de la mort.
» Cela ne veut pas dire que la mort est maléfique. C’est un jugement que nous plaquons sur elle. Le Gardien, lui, est comme le limon qu’on trouve au fond de la mare. Les esprits des morts sont présents partout, dans les profondeurs du chaos et de la haine, près du Gardien, comme à proximité des vivants, non loin de la lumière du Créateur.
» La mission des vivants est de séparer et de définir les mondes qui s’étendent de chaque côté de la vie. La magie nous en donne le pouvoir. C’est elle, le point d’équilibre.
» Le Gardien voudrait avaler notre univers. Ce serait son triomphe absolu ! Pour ça, il doit éliminer la magie. En même temps, il entend l’utiliser pour rompre l’équilibre.
Richard posa une question, histoire d’avoir une chance de ne pas sombrer dans une mare… de perplexité.
— Et les sorciers ont le pouvoir d’influer sur cet équilibre ?
— Oui. Tu peux maîtriser les deux variantes de la magie. Cela fait de toi un homme très dangereux.
» Ton don étant double, tu es à même de réparer ou de détruire le voile. Beaucoup de gens de bien, s’ils le savaient, te tueraient de peur que tu nous détruises tous – même si c’est accidentellement.
— Vous êtes du nombre, Dame Abbesse ?
— Si c’était le cas, je n’aurais pas aidé ton père à se procurer le Grimoire des Ombres Recensées. Tes actes ont neutralisé la menace immédiate, mais également nourri la magie du portail. Un plus grand danger nous guette, mais je n’avais pas le choix, car ne rien faire aurait été désastreux. Hélas, si on ne remédie pas à ce qui est arrivé, tout cela finira par pire désastre…
— Le voile, où est-il ? Et qu’est-il exactement ?
Annalina se tapota le front.
— Le voile est à l’intérieur de ceux qui détiennent la magie. Nous sommes ses protecteurs. C’est pour ça que l’équilibre importe tant pour nous. Quand le voile est déchiré, l’équilibre bascule. Et plus il bascule, plus le voile se déchire…
» Le Créateur règne sur Son domaine, et le Gardien sur le sien. Le Gardien a besoin du Créateur pour l’alimenter en vie. Et le Créateur attend du Gardien qu’il aide l’existence à se renouveler. Le voile préserve l’équilibre…
La Dame Abbesse se rembrunit.
— Beaucoup de gens tiendraient ces propos pour des blasphèmes. Ils voient le Gardien comme une entité maléfique qui doit être détruite. Mais s’ils réussissaient, la vie disparaîtrait avec lui.
— Pour le plaisir de débattre, dit Richard, si j’avais vraiment les deux dons, à quoi servirait mon pouvoir ?
— Tous les sorciers ont une spécialité. Certains sont des guérisseurs, d’autres fabriquent des artefacts, d’autres encore, moins nombreux, ont un talent particulier pour les prophéties. Les plus rares sont les sorciers de guerre. Aucun n’est venu au monde depuis plus de trois mille ans. Jusqu’à toi.
— Je n’aime pas du tout ça…, grogna Richard.
— Sorcier de guerre est un nom qui a deux sens. Ceux-ci s’équilibrent réciproquement, comme toute chose en matière de magie. Le premier sens, c’est qu’un tel sorcier peut déchirer le voile, apportant la destruction et la mort. Le second signifie qu’il a la magie nécessaire pour affronter le Gardien. Être un sorcier de guerre ne fait pas de toi un homme maléfique, Richard. Beaucoup de combattants luttent pour protéger des innocents sans défense…
Richard jugea que le moment était venu de placer une petite citation.
— « Sauf si celui qui de la vérité naquit
Pour les chances de vie héroïque se bat.
Mais cet homme est marqué. Ce n’est pas un hasard
Car l’ombre sait qu’il est le caillou dans la mare. »
— Pour quelqu’un qui se prétend hermétique aux prophéties, tu sembles connaître quelques-uns des passages essentiels. À moins que je ne comprenne plus rien à rien, ça doit signifier que tu es marqué.
Le Sourcier hocha la tête… et sentit la cicatrice, sur sa poitrine.
— Vous voulez dire que ma vie est déjà décidée ? Que je dois m’abandonner à un destin prédéterminé ?
— Non. Rien n’est écrit d’avance. Les textes indiquent seulement que tu as un grand potentiel. Tu peux influencer les événements. À cause de cela, il est essentiel que tu apprennes.
» La première étape sera de t’accepter toi-même. Sinon, tu abîmeras la partie la plus précieuse de ton être : ton libre arbitre. Si tu agis sans comprendre, tu risques de te précipiter vers le chaos.
» Je t’ai laissé vivre, quand j’ai appris ta naissance, parce que tu as le pouvoir de faire le bien. Mais tant que tu n’auras pas accepté les deux faces de ta magie, tu seras un danger pour toutes les créatures vivantes.
— Parlez-moi de la Pierre des Larmes, demanda Richard.
Comme écrasé par le discours de la Dame Abbesse, il était pressé de changer de sujet.
— Dans le royaume des morts, c’est une force immatérielle. Dans le nôtre, elle devient un artefact qui incarne cette puissance.
» La Pierre des Larmes est comme une ancre qui retient le Gardien dans les profondeurs de son royaume, où son influence sur notre univers est assez réduite pour assurer l’équilibre.
— Alors, si elle est chez nous, ça signifie qu’il est libre.
— Si tu avais raison, nous serions tous morts, non ? (Richard ne fit pas de commentaire.) C’est une des entraves qui emprisonnent le Gardien. Il y en a d’autres, toujours intactes. Pour le moment, la magie aide aussi à le retenir derrière Le voile.
» Mais la Pierre des Larmes, quand elle est mal utilisée dans notre monde par des gens comme toi, peut déchirer le voile et libérer le Gardien. Richard, la pierre a la capacité d’exiler n’importe quelle âme dans les entrailles du royaume des morts. Et si on s’en sert chez nous avec la haine ou l’égoïsme au cœur, elle nourrit le pouvoir du Gardien et détruit le voile.
» Dans ce cas, seul quelqu’un qui contrôle les deux magies peut arranger les choses. Et la pierre doit être rapportée au royaume des morts…
» Nous devons lutter pour renforcer les autres entraves du Gardien, jusqu’à ce que quelqu’un comme toi fasse ce qui doit être fait. En attendant, le Gardien devient de plus en plus fort ici et ses sbires tentent de briser ces entraves…
— Anna, êtes-vous sûre, à mon sujet ? Il se peut que…
— Tu viens de démontrer que j’ai raison, ce soir, en traversant le bouclier de Magie Additive. Pour cela, il a fallu que ton Han recoure à la Soustractive.
— Et si ma Magie Additive était simplement plus forte que la vôtre ?
— En traversant la vallée des Ames Perdues, tu as été attiré par les deux types de tour, n’est-ce pas ?
— C’était peut-être un hasard…
— Les tours furent créées par des sorciers qui maîtrisaient les deux magies. Dans les tours blanches, il y a du sable blanc. Du sable de sorcier. Mais il m’étonnerait que tu en aies pris…
— Ça ne prouve rien. D’ailleurs, c’est quoi, du sable de sorcier ?
— Une matière si précieuse qu’elle n’a pas de prix. En réalité, il s’agit des os réduits en poudre des sorciers qui sacrifièrent leur vie dans les tours. Il alimente en puissance les sorts qu’on dessine avec – les bénéfiques comme les autres. Un sortilège particulier, tracé dans du sable de sorcier blanc, peut invoquer le Gardien.
» Mais toi, tu as pris du sable noir, n’est-ce pas ?
— Hum… oui… Je voulais un petit échantillon, voilà tout…
— Un petit échantillon, soupira la Dame Abbesse. Depuis la construction des tours, aucun sorcier n’a pu récupérer de sable noir. Pour en sortir d’une tour, il faut avoir le don de la Magie Soustractive. Veille sur ton « échantillon » comme sur la prunelle de tes yeux. Il a plus de valeur que tu ne l’imagines.
— Pourquoi ? Quel pouvoir a-t-il ?
— C’est l’opposé du sable blanc… Et ils se neutralisent. Un seul grain du noir peut infecter le sortilège dessiné pour invoquer le Gardien. À la fin, il le détruit. Une cuillerée de cette poudre d’os est une arme plus précieuse que bien des régiments.
— Pourtant, dit Richard, il ne peut pas s’agir seulement…
— Les derniers sorciers nés avec le double don ont enveloppé le palais de leur magie. Les prophètes de cette époque savaient qu’un nouveau sorcier de guerre viendrait un jour au monde. C’est pour cela qu’ils ont créé le bois de Hagea et les mriswiths. Un sorcier de guerre est automatiquement attiré par ce lieu. Pour s’y battre…
» Le collier interdit au don additif de te tuer. Le bois de Hagen fournit un exutoire à ton don soustractif. Cela, les Sœurs de la Lumière ne peuvent te le procurer.
— Mais j’ai utilisé l’Épée de Vérité, dit Richard. C’est elle qui a tué le mriswith.
— Elle aussi fut créée par des sorciers doués pour les deux magies. Seul un de leurs pairs peut l’exploiter pleinement. Bref, à part toi, personne n’en est capable. Et tu ne l’as pas encore fait.
» Elle t’a aidé, mais tu aurais pu te passer d’elle pour abattre le mriswith. Ton don aurait suffi. Si tu ne me crois pas, va dans le bois de Hagen avec un simple couteau. Tu viendras aussi à bout de la créature.
— D’autres avant moi se sont servis de cette arme. Ils n’avaient pas le don, et encore moins pour la Magie Soustractive.
— Ils n’ont pas vraiment recouru à la magie de la lame. Cette épée a été fabriquée pour toi, Richard. Pour t’assister ! Comme les prophéties et les mriswiths. Une aide qu’on t’envoie par-delà le flot du temps.
— Je ne crois pas pouvoir être un sorcier de guerre, Anna.
— Manges-tu de la viande ?
— Quel rapport avec le reste ?
— Tu es le fils de l’équilibre. Les sorciers ont tous un système de compensation pour leur pouvoir. Ceux de ta catégorie sont souvent végétariens. Une manière d’équilibrer les carnages qu’ils sont parfois obligés de faire.
— Désolé, Anna, mais je ne peux pas croire que j’aie un don pour la Magie Soustractive.
— C’est bien pour ça que tu es dangereux ! À chaque rencontre avec la magie, ton Han apprend à mieux te servir et te protéger. Mais tu n’en as pas conscience. Le Rada’Han favorise la croissance de ton pouvoir – que tu t’aperçoives ou non du phénomène.
» Tu agis sans connaître l’importance ni la raison de ce que tu fais. Comme quand tu as été attiré par le sable noir… ou lorsque tu as pris l’os rond de skrin à Adie.
— Vous connaissez la dame des ossements ?
— Oui. Elle nous a aidés, ton père et moi, à traverser le Passage du Roi pour retrouver le Grimoire des Ombres Recensées.
— De quel os rond parlez-vous ?
Poux la première fois, Richard vit de l’inquiétude dans le regard de la Dame Abbesse.
— Adie possédait un os tond de skrin. Un artefact très puissant. Ta Magie Soustractive a dû l’attirer vers toi.
Richard te souvint d’avoir vu l’artefact sur une étagère.
— J’ai bien aperçu cet os chez elle, mais je ne l’ai pas volé à Adie. Ça montre peut-être que je n’ai pas de don pour la Magie Soustractive.
— Non, car tu l’as remarqué… Si tu ne l’as pas pris, c’est parce que, sans le Rada’Han, ton pouvoir n’était pas assez fort pour t’orienter vers cet os. Avec le collier, tu as été naturellement attiré vert le sable noir.
— Et… hum… est-il grave que je n’aie pas prit cet os ?
La Dame Abbesse eut un sourire que le Sourcier trouva forcé.
— Non. Adie protégera cet artefact jusqu’à son dernier souffle. Elle connaît son importance. Tu le récupéreras plus tard.
— Quel est son pouvoir ?
— Il contribue à protéger le voile. Quand un sorcier de guerre y recourt, il invoque un skrin – à savoir une force qui aide à préserver la séparation entre les mondes. En quelque sorte, ce sont des garde-frontière.
— Et si un allié du Gardien s’appropriait cet os ?
— Tu t’inquiètes trop, Richard ! J’ai du travail et il va falloir que tu me laisses. Étudie et fais de ton mieux, mon enfant. Apprends à toucher ton Han et à le contrôler. Il le faut, si tu veux être utile au Créateur.
Richard se leva et s’éloigna, sentant peser dans son dos le regard de la Dame Abbesse.
— Anna, pourquoi le Gardien convoite-t-il le monde des vivants ? Qu’a-t-il à y gagner ? Quel est son but ?
— La mort est l’antithèse de la vie, mon enfant, répondit Annalina d’une voix lointaine. Le Gardien existe pour consumer les vivants. Sa haine de tout ce qui respire n’a pas de bornes. Et elle est aussi éternelle que sa prison… Aussi immuable que la mort !